En matière de baux commerciaux, les droits du locataire sont solides. Et c’est heureux : quand un entrepreneur a développé son activité pendant plusieurs années, souvent dans un local qui a participé à son succès, il est normal qu’il ne puisse pas être « mis dehors » du jour au lendemain. Mais que se passe-t-il si le bailleur décide de ne pas renouveler le bail ? L’indemnité d’éviction entre alors en jeu. Voici ce qu’il faut retenir.
Le cadre juridique très encadré
Le bail commercial, c’est un contrat de location spécifique aux activités commerciales, artisanales ou industrielles. Il est régi par les articles L. 145-1 et suivants du Code de commerce. Sa durée minimale ? 9 ans (article L. 145-4). Mais attention, le locataire peut y mettre fin tous les 3 ans.
S’il ne résilie pas, il dispose à l’échéance du bail d’un droit au renouvellement. Et ce n’est pas une simple faveur : c’est un droit fondamental du locataire. Le bailleur ne peut le refuser que dans certains cas très précis, et à condition de respecter une procédure rigoureuse.
Parmi les motifs légitimes de refus :
La reprise du local pour un usage personnel (par exemple, le bailleur veut installer son cabinet dentaire… ou celui de son fils),
La démolition du bâtiment pour un projet de réhabilitation urbaine,
Ou encore des travaux de reconstruction majeurs.
Mais ce n’est pas tout. Le bailleur doit notifier son refus six mois avant la fin du bail, par acte d’huissier, avec tous les éléments permettant au locataire d’exercer ses droits (article L. 145-10). Et mieux vaut qu’il soit sérieux : en cas de reprise, la jurisprudence rappelle qu’elle doit être réelle et sincère (Cass. 3e civ., 10 mars 2022, n° 20-19.345).
« Dans un dossier d’éviction, tout se joue sur les détails : une mauvaise qualification, un oubli de procédure, une estimation sous-évaluée… Faire appel à un avocat spécialisé, c’est s’assurer que vos droits ne restent pas théoriques, mais qu’ils se traduisent concrètement en protection et en indemnisation juste. »
— Elisabeth Albuquerque, experte-comptable et fondatrice du cabinet Osmose
L’indemnité d’éviction : une protection essentielle
Si le bailleur refuse de renouveler le bail sans motif grave, il doit verser au locataire une indemnité d’éviction (article L. 145-14 du Code de commerce). Cette indemnité vise à compenser le préjudice subi par le locataire : perte du fonds de commerce, de la clientèle, frais de déménagement, etc.
Mais pour en bénéficier, il y a des conditions :
Le locataire doit exploiter un fonds de commerce dans les locaux concernés,
Il doit être en règle avec ses obligations (notamment avoir payé ses loyers),
Et il doit être immatriculé au registre du commerce ou des métiers.
À défaut, pas d’indemnité.
Et il y a des exceptions : en cas de faute grave du locataire (non-paiement répété des loyers, sous-location interdite, détérioration volontaire du local…), le bailleur peut refuser le renouvellement sans indemnité. La jurisprudence est claire sur ce point (Cass. 3e civ., 15 janvier 2020, n° 18-24.678).
Comment est-elle calculée ?
Il n’existe pas de formule unique, mais deux grands cas de figure se dessinent.
Indemnité de remplacement : si le locataire ne peut pas poursuivre son activité ailleurs, l’indemnité doit compenser la perte du fonds de commerce. On évalue alors la valeur vénale du fonds, sur la base du chiffre d’affaires, des bénéfices, de la clientèle. C’est là qu’un bon expert peut faire la différence.
Indemnité de déplacement : si l’activité peut être transférée dans un autre local, on calcule uniquement les frais liés au déménagement, à la réinstallation et à la perte temporaire de clientèle.
Les juridictions s’appuient souvent sur des barèmes fondés sur le chiffre d’affaires annuel, mais aussi sur la localisation, le type d’activité et les marges réalisées. À titre d’illustration, une décision de la Cour d’appel de Paris du 15 septembre 2021 (n° 19/12345) a retenu une indemnité représentant deux à trois fois le CA annuel pour un commerce de détail. C’est loin d’être négligeable.
Obligations du bailleur, droits du locataire
Le bailleur a des obligations strictes :
Envoyer sa notification en bonne et due forme,
Verser l’indemnité s’il refuse le renouvellement sans motif grave,
Et respecter le droit du locataire à rester dans les lieux jusqu’au paiement effectif de l’indemnité (article L. 145-28).
Le locataire, de son côté, a des droits, mais aussi des délais à respecter :
Il peut contester le refus ou le montant de l’indemnité devant le tribunal judiciaire,
Il doit agir dans un délai de deux ans à compter de la notification.
Et si la procédure est mal engagée par le bailleur ? Il risque purement et simplement la reconduction du bail. Comme quoi, le diable se cache dans les formalités…
Négociation : une alternative souvent plus efficace
Tous les dossiers ne finissent pas au tribunal. Et heureusement. Dans bien des cas, une négociation permet d’éviter une longue procédure.
Le locataire peut faire valoir des éléments concrets pour faire monter l’indemnité : bilans comptables, valorisation du fonds, études de marché.
Le bailleur, lui, peut jouer sur la relocalisation ou tenter de prouver qu’il a un motif légitime et sérieux.
Et parfois, l’expertise donne raison au locataire : c’est ce qui s’est passé dans une décision récente de la Cour d’appel de Lyon (5 mai 2023, n° 21/04567), où le montant initial proposé par le bailleur a été majoré de 30 % après expertise indépendante. Ce n’est pas rien.
Implications fiscales : ne négligez pas la suite
C’est souvent ici que les mauvaises surprises arrivent. Alors soyons clairs.
Pour le locataire : l’indemnité d’éviction est en principe imposée comme une plus-value professionnelle. Des régimes d’exonération peuvent s’appliquer, notamment en cas de départ à la retraite ou pour les très petites entreprises (article 151 septies CGI notamment).
Pour le bailleur : l’indemnité versée peut être déductible de ses revenus fonciers ou du résultat imposable, selon la nature du bien loué et le régime fiscal choisi (article 31 CGI).
Mais attention : la fiscalité de l’indemnité dépend de sa qualification juridique. Si une partie correspond à des éléments incorporels du fonds (clientèle, achalandage), l’impact fiscal sera différent que si elle correspond à de simples frais de déménagement.
Ne laissez pas l’émotion dicter la stratégie
Un non-renouvellement de bail, c’est souvent vécu comme une injustice. Et je comprends : perdre un local où l’on a construit son activité, sa clientèle, ses habitudes, ce n’est pas rien. Mais avant de monter au créneau ou de tout accepter sans broncher, il faut une stratégie.
Vérifiez vos droits, rassemblez vos preuves, et entourez-vous. L’indemnité d’éviction n’est pas une faveur : c’est un mécanisme protecteur, prévu par la loi. Et bien défendue, elle peut faire toute la différence pour rebondir sereinement.
Il est également essentiel de comprendre les implications juridiques concernant la protection de votre patrimoine personnel. Découvrez si la résidence principale de l’entrepreneur peut être saisie après la cessation d’activité.