Actes conclus en période de formation d’une société : applications du revirement jurisprudentiel

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Créer une entreprise, c’est un peu comme cuisiner un soufflé avant d’avoir acheté le four. Les fondateurs, emportés par la vague d’optimisme entrepreneurial, signent allègrement contrats, baux et engagements divers, avec la conviction inébranlable que tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes juridiques possibles.

Entre l’idée brillante griffonnée sur une serviette de restaurant et l’immatriculation officielle au registre du commerce s’étend ce que j’appelle affectueusement « la vallée de l’ombre juridique » : cette période où l’on engage une société qui, techniquement, n’existe pas encore. Un simple oubli rédactionnel dans ces documents et nos entrepreneurs se retrouvent soudain personnellement responsables des dettes de leur « bébé commercial » – surprise aussi agréable que de découvrir que votre nouveau partenaire a « oublié » de mentionner ses trois ex-conjoints et leurs pensions alimentaires.

Heureusement, la Cour de cassation, dans un élan de pragmatisme qui mérite d’être salué, a décidé en novembre 2023 de desserrer ce nœud coulant juridique. Examinons ensemble ce revirement jurisprudentiel qui fait enfin triompher le bon sens sur le formalisme rigide.

Cadre juridique avant le revirement

Avant cette évolution, les règles étaient strictes et sans nuance. Pour qu’un acte signé pendant la phase de formation d’une société puisse être repris par celle-ci après son immatriculation, il fallait que le contrat mentionne explicitement qu’il était conclu « au nom » ou « pour le compte » de la société en formation. L’absence de cette formulation entraînait soit la nullité absolue de l’acte, soit l’engagement de la responsabilité personnelle des fondateurs.

Le revirement jurisprudentiel de novembre 2023

Le 29 novembre 2023, la Cour de cassation a opté pour une approche plus pragmatique. Dans trois arrêts significatifs (Cass. com., n° 22-12.865, 22-18.295 et 22-21.623), elle a abandonné l’exigence stricte de la mention expresse. Désormais, le juge peut examiner « l’ensemble des circonstances, tant intrinsèques à l’acte qu’extrinsèques » pour déterminer si les parties avaient l’intention commune de conclure cet acte pour le compte de la société en formation – même en l’absence des termes formels.

Cette évolution est significative : la nullité automatique pour un simple oubli rédactionnel n’est plus systématique. La Cour a reconnu que cette rigueur excessive permettait parfois à certaines parties d’échapper à leurs obligations en invoquant un vice de forme. L’intention réelle des parties prime maintenant sur le formalisme juridique.

Analyse des implications pratiques

Pour les fondateurs de sociétés

Cette nouvelle jurisprudence réduit le risque qu’un acte soit invalidé pour un simple défaut de forme. Les fondateurs respirent mieux, mais la vigilance reste de mise. En cas de litige, ils devront toujours prouver que leur cocontractant partageait l’intention de lier l’acte à la future société. Sans éléments probants (correspondances, contexte explicite), ils risquent encore d’être tenus personnellement responsables.

Pour les cocontractants

Pour ceux qui traitent avec des sociétés en formation, cette jurisprudence renforce la sécurité juridique. Les fondateurs ne pourront plus annuler un contrat sous prétexte d’une mention manquante si l’intention commune était claire. Néanmoins, il reste prudent de formaliser clairement les intentions lors de la signature. Sans indication précise, vous devrez démontrer que vous saviez traiter avec une société en formation et que vous l’acceptiez.

Cas pratiques illustrant le revirement

Cette évolution jurisprudentielle se concrétise déjà dans plusieurs affaires récentes.

Exemple 1 : La lettre de mission validée par l’intention des parties

Dans une affaire jugée le 9 octobre 2024 (Cass. com., n° 23-12.401), un entrepreneur avait signé une lettre de mission avec une société de conseil pour réaliser une étude de marché, avant d’immatriculer sa SAS. Le document ne comportait pas la mention « pour le compte de » la société en formation, seulement son nom personnel. Après l’immatriculation de la SAS et la réception de la facture, un différend est survenu. Les juges ont considéré que les circonstances (l’objet de l’étude, les échanges avec le prestataire) établissaient une intention commune de lier l’acte à la future société. En conséquence, la SAS, et non le fondateur personnellement, devait honorer la facture.

Exemple 2 : La promesse de cession maintenue

Dans un autre cas tranché le 17 octobre 2024 (Cass. civ. 3e, n° 22-21.616), une société en formation avait acquis un bien immobilier sans préciser son statut juridique transitoire. Une fois immatriculée, elle a tenté de faire annuler la vente. Sans succès : la Cour a relevé que les statuts mentionnaient cet achat comme devant être repris, et que le vendeur était pleinement informé de la situation. L’intention commune a été jugée suffisante pour valider la transaction.

Recommandations pour la rédaction d’actes en période de formation

Conseils aux fondateurs
Malgré l’assouplissement jurisprudentiel, je recommande toujours à mes clients de maintenir une rédaction rigoureuse. Mentionnez clairement que l’acte est conclu « au nom » ou « pour le compte » de la société en formation. Cette précaution vous évitera des complications si un juge doit interpréter vos intentions. Conservez également toute trace écrite (emails, projets de contrats) démontrant que toutes les parties étaient informées de la situation.

À ce sujet, notre article sur le dépôt du capital social peut vous guider dans les premières étapes administratives.

Conseils aux cocontractants
De votre côté, exigez cette mention explicite lorsque vous contractez avec une société non encore immatriculée. Vérifiez les projets de statuts ou demandez des clarifications écrites sur l’intention des fondateurs. Un peu de précaution aujourd’hui peut vous éviter un contentieux demain.

Vers un avenir plus souple

Ce revirement de novembre 2023 apporte une flexibilité bienvenue dans le droit des sociétés français. En plaçant l’intention commune au centre de l’analyse juridique, la Cour de cassation offre davantage de sécurité aux entrepreneurs comme aux cocontractants. Toutefois, cette liberté accrue s’accompagne d’une responsabilité : celle de documenter clairement les intentions pour éviter toute ambiguïté qui pourrait mener à un contentieux.

À l’avenir, nous verrons probablement évoluer les pratiques contractuelles, avec une attention particulière portée à la documentation des intentions communes. En attendant, mon conseil aux entrepreneurs comme aux partenaires est simple : communiquez clairement, formalisez vos intentions, et si besoin, consultez un professionnel – avant que le problème ne devienne un dossier sur mon bureau.

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